Aurore


Aurore

Aurore presse le pas. Les talons de ses bottines en cuir souple aux reflets caramel claquent et produisent de légers clapotis quand elle franchit les quelques flaques éparses oubliées sur le parvis du théâtre du Rond-Point. Bruit feutré lorsqu’elle traverse les sentiers jonchés de feuilles mortes des Jardins des Champs Élysées. Ses mollets enrobés de nylon opaque se croisent selon un rythme soutenu tandis qu’elle s’engage dans le couloir dégagé des visiteurs munis d’un billet coupe-file. Un clarinettiste égaye de ses notes de jazz manouche l’attente de ceux qui, en bons Parisiens, vont patienter un petit moment avant d’accéder à la grande exposition de la saison.

Aurore gravit les majestueux degrés de l’escalier double, ralentit le pas pour traverser la grande porte à tambour. Encore quelques couloirs, une volée de marches et la voici entrée au cœur du sujet. Une enfilade de salles retrace la carrière de l’Artiste dans l’ordre chronologique.

D’abord, la période fauve. Aurore n’y est pas indifférente. Ces teintes éblouissent ses prunelles et elle se laisse volontiers transporter dans ces paysages baignés de soleil. Elle entre ensuite dans la phase de cubisme analytique de l’Artiste. Voilà qui la touche moins. Ces toiles éveillent plutôt en elle un intérêt strictement intellectuel, pas de plaisir esthétique à l’état pur. Les quelques citations imprimées en gros caractères sur les murs blancs séparant les diverses salles ont une forte résonnance en elle.

Quelques marches de bois plus bas, elle arrive dans une salle souterraine où d’imposantes planches noires se dressent sous un éclairage implacable. Sur elles, des dessins sont gravés, produisant des sillages blancs, dans un effet négatif. Les figures sont tirées de la Théogonie d’Hésiode. Fascinée, Aurore s’approche et se perd dans la contemplation de ces œuvres à la fois si modernes et primitives. Comme si l’origine du monde et son avenir s’y trouvaient tout à la fois. Elle en perd toute notion du temps. Les visiteurs qu’elle considérait jusqu’ici comme une source de nuisance quelque peu irritante ont simplement tous disparu de son champ de vision. Elle n’a d’yeux que pour le noir profond et envoûtant de ces toiles aux dimensions cyclopéennes.

Elle parvient tout de même à s’extirper du magnétisme de ces œuvres pour se retourner et arriver face à des statuettes dans la même veine que les planches noires. Des contours bruts, râpeux, et pourtant si contemporains, qui évoquent à la fois les Étrusques et Giacometti. Elle se plante devant le tandem que représentent deux visages se faisant face. L’œuvre s’intitule L’Hymen. Leurs profils aux formes arrondies semblent se compléter intrinsèquement, comme si elle avait devant elle le yin et le yang personnifiés. Des perspectives infinies s’ouvrent dans les pensées de la jeune femme. Aurore a l’impression de comprendre le commencement et  la fin, l’infiniment petit et l’infiniment grand. Ses yeux s’écarquillent face à la sculpture, elle ne bouge pas d’un iota tant elle est captivée.

Quand elle essaie de ciller, elle se rend compte qu’elle n’y parvient pas. Elle tente de lever un pied, mais ce mouvement semble lui demander à présent une force surhumaine, une force qu’elle n’a pas. Tout ce qu’elle arrive à faire, c’est tourner les pupilles pour voir ces visiteurs qu’elle considérait comme des opportuns marcher d’un pas décontracté autour d’elle en la dévisageant. Elle voudrait ouvrir la bouche, crier à l’aide, tendre une main, mais son corps tout entier lui pèse, comme du plomb. Elle parvient à baisser les yeux vers ses pieds pour constater l’effroyable vérité. Le tandem vient de se transformer en trio.

Image de Zylenia