Nu dans le bain


NuDansLeBain

L’homme à l’imper gris avance d’un pas lent, mais assuré. Il marque quelques brèves pauses devant les tableaux qui attirent son regard. Soudain, il s’arrête net.

Immobile, il lève les yeux vers un rectangle vide. Au centre, un petit panneau indique : « Nu dans le bain – Bonnard, tableau prêté au Musée d’Art moderne de New York. »

La pièce maîtresse, la pépite pour laquelle il a fait le déplacement n’est pas là.

Toutefois, il reste planté là, comme s’il prenait racine. Derrière ses paupières closes, il invoque le souvenir de la toile de maître qu’il affectionnait tant.

C’était un large rectangle. Dans sa mémoire, un flot de lumière et de couleurs se déverse. Quelques rayons d’or qui traversent la fenêtre d’une salle de bains. Mais ils ne suffisent pas à illuminer la scène. Les tons dominants sont froids : les carreaux bleus de la pièce, la teinte ivoire de la vaste baignoire sur pieds, les vapeurs lilas émanant des flots.

À gauche, on voit une tête qui émerge tout juste. C’est de toute évidence une femme, mais on distingue mal les traits de son visage. Ses jambes dépassent de l’autre côté. Son corps semble mou, abandonné. Par qui ?

Par son époux qui est plus occupé à superposer les couleurs qu’à la regarder vraiment ?

Ou bien, est-elle abandonnée par tout désir de vivre ?

L’homme à l’imper gris s’interroge. Il revoit la douce inclinaison de sa tête, sa chevelure blonde qui tombait en cascade sur le rebord blanc de la baignoire. Il a envie de tendre la main et de poser délicatement les doigts sur son épaule.

Un geste pour signaler sa présence, la réconforter, mais tout en discrétion, pour ne pas interrompre cet instant de mélancolie vaporeuse dont elle semble se délecter.

Il aimerait s’interposer, combler le vide qui sépare la baignoire fumante de la grande toile du peintre.

Raide comme un piquet, l’homme à l’imper gris s’éternise devant le cadre vide. Les yeux toujours fermés, car il craint de rompre le charme.

S’il ouvre les yeux, qui sait à quel funeste sort serait vouée la jeune femme ? Une fin silencieuse et immobile, son visage pâle immergé dans les eaux tièdes de la baignoire ? Fin inimaginable à laquelle il ne peut se résoudre.

Il décide de rester là, au beau milieu du ballet des visiteurs s’attardant à peine devant ce cadre, n’offrant que leur mépris à la jeune femme nue dans son bain.

Lui demeure, inébranlable, dans l’espoir qu’elle tourne un peu la tête, peut-être même dans sa direction, qui sait ? Et qu’elle pose son regard las et délavé sur lui. Là, il lui offrirait son plus beau sourire, jubilant devant cette victoire.

Sa victoire personnelle contre l’oubli. Et ce n’est qu’alors qu’il pourra rouvrir les yeux, lisser son imper gris et rentrer chez lui, de son pas lent et assuré.

Texte rédigé dans le cadre de l’atelier En roue libre.