Pense à oublier


2014-01-14 11.13.01

« Pense à oublier »

Ces trois mots étaient tracés à la plume, les pleins et les déliés gorgés d’une encre qui avait maintenant séché. Le petit bout de papier rose clair reproduisant une silhouette d’éléphant était fixé sur un coin du bureau d’Alma. À vrai dire, elle avait dû y poser son serre-livres en forme de A pour qu’il ne s’envole pas. Entre les courants d’air et le temps qui s’écoulait sans pitié, il y avait belle lurette que l’adhésif sous les oreilles de l’animal ne collait plus.

Pense à oublier. Clair, simple, facile. C’était tout lui. Lui qui aimait tant prendre les choses à rebours. Lui, si épris de liberté qu’un beau matin il s’était volatilisé, ne laissant que cet infime témoignage de sa présence ici. Un gage de son affection ? Rien de moins sûr.

Jour après jour, Alma posait les yeux sur le petit éléphant rose, et elle ne pouvait s’empêcher de rectifier le message. C’était « Pense à m’oublier » qu’il aurait dû écrire. Et voilà une corvée de plus à ajouter à ma to-do-list, se dit-elle.

L’oubli, cette chose qu’on ne peut programmer et qui semble inhérente au fonctionnement du cerveau humain. Quand il survient naturellement, on s’en mord souvent les doigts.

Mais l’oubli volontaire, voilà qui était une autre paire de manches. Comment oublier une personne à qui l’on a porté une telle tendresse ? Impossible de rayer son existence de sa mémoire. L’étincelle qui frisait au coin de ses yeux quand il souriait du fond du cœur, cette odeur boisée qui le précédait immanquablement, ces longs débats au cours desquels Alma avait l’impression qu’ils étaient le jour et la nuit. Comme si la Lune essayait de parler au soleil. À trop vouloir s’en approcher, voilà qu’il avait pris la fuite. Il était parti darder ses rayons sur d’autres horizons.

Et voilà qu’Alma se retrouvait seule dans sa nuit toute personnelle, peuplée de devoirs, de tâches et de post-its. Parmi les siens, qui étaient jaunes et carrés, clairement libellés, ordonnés dans des listes précises, il y avait cet éléphant rose, cette espèce d’OVNI qu’elle conservait religieusement. Comme si cette relique avait le pouvoir de la transformer en une femme qu’elle n’était pas. Comme si ce simple vestige allait pouvoir changer sa vie.

Il faudrait qu’un jour elle barre d’un grand coup de crayon ces quelques mots. Que la tâche soit accomplie, inachevée, ou simplement invalidée par des circonstances indépendantes de sa volonté (tempête de neige, coupure d’électricité, fin du monde imminente…)

Avec toutes ces pensées qui s’agitaient dans sa tête, Alma saisit son stylo-feutre noir, s’approcha de l’éléphant, suspendit son geste une fraction de seconde, puis biffa consciencieusement les trois mots.

Voilà une bonne chose de faite, passons à la liste suivante.

Texte rédigé dans le cadre de l’atelier En roue libre.